L’irrigation et les systèmes de captation des eaux
Tout récemment, la revue Nature a publié un article expliquant qu’une sixième limite planétaire vient d’être dépassée : celle du cycle de l’eau douce et plus précisément de l’eau verte, celle contenue dans les nappes phréatiques, qui disparait à mesure que le climat se réchauffe, que les besoins de l’agriculture industrielle augmentent, que la déforestation provoque l’érosion des sols et que la bétonisation des sols favorise le ruissellement. Cette eau verte, en s’évaporant, contribue à l’émission de gaz à effet de serre qui renforce le réchauffement climatique : un véritable cercle vicieux qui se maintiendra, tant qu’on ne cherchera pas à y remédier…
Pour nos civilisations occidentales, habituées depuis des décennies à n’avoir qu’à tourner un robinet pour avoir accès à l’eau, la question de la disponibilité à l’eau potable et pour les cultures peut sembler soit évidente, soit lointaine. Et pourtant… L’histoire nous rappelle qu’il n’en a pas toujours été de même et peut nous donner un aperçu des problématiques que rencontrent d’autres pays du monde et que nous risquons de rencontrer à l’avenir.
L’histoire de l’eau ne peut être rapportée en un article. Je vous propose d’ouvrir ce cycle sur l’eau en parlant d’irrigation, un art développé en même temps que l’agriculture à l’aube des civilisations, et des systèmes de captation et de dérivation des eaux servant notamment à l’approvisionnement des villes.
Irrigation et agriculture
Les premiers réseaux d’irrigation ont été retrouvés par les archéologues en Mésopotamie (en Irak). Ils servaient à tirer l’eau du Tigre et de l’Euphrate et dateraient de 6 000 ans avant notre ère, au moment où le développement de l’agriculture participait à la sédentarisation des populations humaines.
Ces réseaux visaient à pallier le manque de pluie et ce sont donc dans les régions arides qu’ils ont été le plus souvent inventés, installés et perfectionnés.
À l’origine d’un système d’irrigation, se trouve un fleuve, une rivière, un lac ou un forage permettant l’accès à un « réservoir » d’eau douce (eau bleue ou eau verte). L’eau est ensuite conduite dans des canaux, par gravité (l’eau « coule » jusqu’à sa destination) et dérivée vers les différentes parcelles à arroser. C’est ainsi que fonctionnait le système d’irrigation aflag du sultanat d’Oman, vieux de 2 500 ans av. n. è. probablement et dont les plus anciens vestiges toujours visibles remontent à 500 ap. n. è. Ce système, classé au patrimoine mondial de l’UNESCO, visait à répartir l’eau entre tous les habitants. Là encore, la création de ce réseau d’irrigation a accompagné (et même précédé) l’agriculture et, ainsi, la sédentarisation des populations nomades dans la région d’Oman.
Ce principe de dérivation des eaux d’un fleuve vers des parcelles à arroser se retrouve aussi, depuis le Moyen Âge, sur tout le pourtour méditerranéen et dans la région languedocienne. À la fin du Moyen Âge et durant toute la période moderne, dans la plaine de Lattes, les propriétaires des « prés irrigués » dérivaient les eaux du Lez deux fois par année pour mettre en eau les valats, des petits fossés creusés le long de leurs parcelles pour les arroser. Dans la seconde moitié du XVe siècle, en Provence et plus précisément dans la région d’Hyères, avait été aménagé un chenal appelé « le Béal » qui, par l’ouverture de petites écluses, permettait d’arroser les terres et d’alimenter les moulins situés sur son parcours.
Approvisionner les villes en eau
Le principe de captation et de dérivation des eaux ne servait pas seulement à l’arrosage des champs et des jardins, mais aussi à l’approvisionnement des villes. C’est sur ce principe de gravité (l’eau « coule » depuis le réservoir jusqu’à sa destination) qu’ont été construits les aqueducs romains.
L’un des plus connus est le pont du Gard, également classé au patrimoine mondial de l’UNESCO. Construit au cours du Ier siècle de notre ère, cet aqueduc d’une longueur de plus de 50 km servait à conduire l’eau de la fontaine d’Eure, à Uzès, jusqu’à Nîmes. C’est dans un bassin appelé le Castellum que l’eau aboutissait pour être ensuite répartie par des canalisations … en plomb … entre les différents quartiers et fontaines publiques de la ville. Cet aqueduc est considéré, à juste titre, comme un chef-d’œuvre d’ingénierie. Tout est pensé, notamment le niveau de dénivellation – la pente qui permet l’écoulement de l’eau par gravitation – de seulement 24.8 cm par km, et les matériaux employés afin de garantir son étanchéité et sa durabilité. Ainsi, ce pont-aqueduc conduisait près de 400 litres d’eau par seconde ! Il a cessé d’être employé au début du VIe siècle et a servi par la suite de « carrière » de pierres, avant de connaître ses premières entreprises de sauvegarde et de restauration à partir du XVIe siècle et surtout, au cours du XIXe.
Si l’exemple du pont du Gard est le plus emblématique, bien d’autres exemples peuvent être cités qui reposent tous sur le même principe hérité de l’ingénierie romaine. Le Kirkçesme, construit entre 1554 et 1563, est un système d’approvisionnement en eau situé en Turquie et composé de galeries souterraines, de plusieurs points de captation et d’aqueducs secondaires. Conçu par l’architecte Mimar Sinan et commandité par le sultan Soliman, il permettait de conduire l’eau jusqu’à Istanbul, depuis des sources à 25 km environ de la ville.
Dernier exemple, l’aqueduc qui part de Saint-Clément-de-Rivière et aboutit au château d’eau du Peyrou, à Montpellier, a été construit entre 1753 et 1765. L’ingénieur Henri Pitot, à l’origine de sa conception, s’est inspiré des ponts-aqueducs romains. L’idée de capter les eaux de Saint-Clément-de-Rivière pour approvisionner Montpellier n’était pas nouvelle : les premiers projets envisageant cette captation remontent au moins au début du XVe siècle. En 1410, une expertise était menée pour savoir si les eaux de la fontaine de Saint-Clément pouvaient être conduites jusqu’à Montpellier1. Parmi les experts interrogés et ayant participé à la visite des lieux, un certain Estève Salvador, originaire de Narbonne, était « anivelator », c’est-à-dire niveleur (un métier consistant à mettre de niveau des surfaces et pouvant juger au mieux du système de dénivellation nécessaire pour conduire de l’eau par gravité d’un point à un autre). S’il avait jugé le projet tout à fait faisable, la ville manquait peut-être d’argent pour financer un tel chantier et ce n’est donc que cinq siècles plus tard que l’aqueduc fut construit.
L’irrigation n’est pas sans conséquences. Cette opération de captation des eaux consiste surtout à drainer les réservoirs ; l’irrigation développée en Mésopotamie, et qui avait contribué à la fertilité de sa plaine, avait finalement renforcé les effets de la salinisation et de la désertification des sols ; la distribution des eaux entre les parcelles, suivant les régions, n’était pas toujours équitable, loin de là … De même, la captation des sources d’eau pour l’approvisionnement des grandes villes, par la construction des aqueducs par exemple, peut poser d’importants problèmes, se faisant au détriment d’autres villes plus petites ou modifiant considérablement le débit d’un cours d’eau. Mais ces pratiques mettent en avant l’une des nécessités qui a toujours occupé les femmes et les hommes depuis le début de leur sédentarisation : l’accès à l’eau. D’autres moyens de capter l’eau existaient et existent encore (les puits, les citernes) qui sont l’objet d’un autre article de cette histoire au fil de l’eau.
1 Jules RENOUVIER et Adolphe RICARD, Des Maîtres de pierre et des autres artistes gothiques, Jean Martel aîné, Impr. Société archéologique, 1844, p. 143-145
Références
Lan WANG-ERLANDSSON, Tobian VAN der ENT et al., « A Planetary Boundary for Green Water », Nature Rev Earth Environ, 2022.
Sur les systèmes d’irrigation aflaj d’Oman – site du Patrimoine de l’UNESCO : https://whc.unesco.org/fr/list/1207/
Guilhem FABRE, Le Pont du Gard : l’aqueduc antique de Nîmes, Éd. Equinoxe, 2017.
Louis GABARD, L’Aqueduc de Montpellier : 7 décembre 1765, l’eau coule au Peyrou, Decoopman, 2015.
Équipe TICE, « Les civilisations anciennes, l’irrigation et la sodicité » : https://unt.univ-cotedazur.fr/uoh/degsol/irrigation-sodicite.php
Frédéric LASSERRE, « Le partage de l’eau dans le monde : un enjeu majeur du XXIe siècle », Mélanges de la Casa de Velázquez, en ligne, vol. 36, n°2 (2006) : http://journals.openedition.org/mcv/2324